Introduction générale
INTRODUCTION GENERALE
Il est loin le temps où des
voix averties de la littérature africaine et partant de la prose romanesque
faisaient le constat déplorable de l’omniprésence du paradigme mâle dans les
champs littéraires. Aussi bien dans l’empreinte thématique que dans la
signature des différentes œuvres publiées, la marque du féminin se faisait
désirer. S’il apparaissait en filigrane ou dans les interstices des premières
productions romanesques, cela était le fait pratiquement des seuls hommes. Une
littérature par et pour les femmes semblait de l’ordre de l’utopie tellement la
revue des plumes féminines offrait le visage d’une table rase. C’est fort de
cela qu’une des premières critiques de cette écriture féminine proclamait,
péremptoire : « Il n’existe pas de femme à l’heure actuelle qui
ait pensé sa propre condition et donné à sa réflexion la forme d’une fiction
romanesque ou poétique. »[1].
Ce cri du cœur qui cache en toile de fond le souhait de voir une littérature
purement féminine émerger à la face du continent noir était quand même un peu
exagéré, voire radical.
Certes, l’on peut donner
raison à Chemain-Degrange sur un point. Les trois premières périodes du roman
africain, en partant des Trois volontés
de Malic d’Ahmadou Mapaté Diagne pour arriver aux Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, ont mis en scène ou
en exergue un aréopage de plumes masculines alertes et sémillantes comme René
Maran, Ousmane Socé, Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Camara Laye, Olympe
Bhêly-Quénum, Sembène Ousmane, Cheikh Hamidou Kane ou encore Yambo Ouologuem.
Dans ce déploiement de masculinité, la féminité littéraire était quasi absente
si l’on excepte les productions des deux pionnières camerounaises que sont
Marie-Claire Matip[2] et Thérèse Kuoh-Moukoury[3].
La critique française semble les ignorer dans le temps où les œuvres de ces
dernières ont été publiées à des dates charnières de la prose romanesque
africaine. Cela dénote de la submersion des voix féminines par la publicité
faite autour des voix de la liberté que sont celles mâles.
C’est en considération d’un
tel état de fait que l’on va assister dans la deuxième décennie des
indépendances à une réclamation de la parole féminine (d’où l’essai d’Awa
Thiam)[4]
et corollairement à une émersion en masse des écritures féminines. Tour à tour,
d’autres femmes africaines aux
nationalités aussi différentes que camerounaise (Lydie Dooh-Bunya), malienne (Aoua
Keita), ivoirienne (Simone Kaya) ou sénégalaise (Nafissatou Diallo, Aminata Sow
Fall voire Mariama Bâ) vont prendre leurs plumes et offrir le récit de leur vie
ou témoigner sur leur vécu quotidien. Cette dernière avec son premier
opus littéraire[5] (sanctionné du prix Noma à
Francfort) va donner ses lettres de noblesse à la prose féminine africaine. En
sus d’avoir parfaitement illustré la veine autobiographique, cette « longue lettre » opère un
tournant majeur dans la visée scripturaire des romancières noires en ce sens
qu’elle étale sur toute la surface de l’œuvre et sans fioritures la condition féminine
sénégalaise. L’œuvre, comme ses devancières, a le mérite, certes de dévoiler
des récits de vie à foison ou les cœurs en lambeaux des femmes, mais elle
porte, l’air de rien, l’estocade à certaines institutions sociales que sont la
polygamie, le lévirat, le mariage forcé, les castes dans la société
sénégalaise.
Cette première de la
défunte Sénégalaise sonne le tocsin pour une relation sans faille et sans
équivoque du vécu des sociétés ouest-africaines. La littérature féminine naguère
autobiographique ne tourne plus autour des seuls sentiments d’amour et de
tendresse. Elle devient politique. Si au
départ, il s’agissait de récupérer la parole[6]
ou bien de faire acte de témoignage[7],
il est désormais question d’exprimer sa vision particulière de sa société, de
son monde et concomitamment de recouvrer le statut d’individu ou une certaine
centralité. L’on cherche à fuir l’intériorité
pour atteindre l’extériorité. Par ce faire, la femme dans son désir de briser
le mur des tabous et la loi de l’omerta, n’hésite pas à mettre à nu sa
corporéité dans toute sa beauté mais aussi dans toute sa laideur. Elle veut
devenir un être non plus domestique mais politique. L’écriture devient ainsi
celle du chaos, de l’échec et des corps de la femme, de l’homme et de la
société. Même l’autobiographie qui est
l’illustration et la confirmation du patriarcat n’y échappe pas : elle
emprunte la visée subversive en remettant en cause l’homme, la collectivité et une
certaine féminité. C’est en substance ce que l’on retrouve dans les écrits des
littératrices aussi diverses que Werewere Liking, Ken Bugul, Véronique Tadjo,
Tanella Boni, Angèle Rawiri ou Calixthe Beyala.
S’agissant de Calixthe Beyala, elle est à
verser dans la deuxième décade du roman féminin d’Afrique noire ;
elle a commencé à publier à la fin des années mil neuf cent quatre-vingt. Elle
devient pendant la troisième voire la quatrième décade en réalité la figure de
proue de cette prose féminine noire. Ses
thuriféraires voient même en elle l’élément le plus représentatif des voix
féminines dès lors qu’on raisonne en termes de productions romanesques et de
prix littéraires glanés : elle totalise une quinzaine de romans et pas moins de cinq prix. Ses détracteurs ne
s’attardent certes sur de tels arguments mais mettent en avant le fait que si elle est au devant de
la scène, c’est parce que son œuvre est en
partie liée au plagiat et à un
style obscène : le sang, le sexe et
l’excrément. En ce qui nous concerne et au-delà de la dimension controversée
de cette femme béti, nous avons été
attiré par le fait que l’espace romanesque dans sa production est un vaste champ de batailles. Tout esprit averti n’éprouve aucun mal pour y
relever une métaphore filée du duel : l’homme et la femme ; l’enfant
et ses parents ; le pouvoir et l’opposition ; le français de France
et le français d’Afrique ; le bien et le mal, etc ….
Par ailleurs, si l’un des
buts constants de la littérature est d’émouvoir, il faut reconnaître qu’avec la
Camerounaise, l’écriture suit des desseins opposés. En lieu et place de
l’optique séductrice, l’on est soumis à un script qui inquiète, heurte et
provoque. N’est-ce pas là aussi l’un des objectifs des professionnels de la
littérature ? En cherchant à représenter la vie dans son intégralité, à savoir l’horreur, le scatologique, le
bas-corporel, elle ne fait rien de moins qu’une œuvre réaliste à l’image des
maîtres français du genre (Flaubert ou Stendhal). En explorant ce qui plaît,
déplaît, attire ou choque, elle suscite le débat littéraire et
fait vivre à sa façon les acteurs du
royaume des lettres surtout en milieux africaines. A sa façon, elle participe
aussi au décloisonnement de la prose féminine africaine.
C’est mû par ce souci de
fuir les cloisons que nous avons opté en lieu et place d’une romancière
sénégalaise pour une prosatrice camerounaise. D’aucuns se poseraient la
question à savoir pourquoi pas Mariama Bâ, Aminata Sow Fall ou Ken Bugul ?
Au-delà du sentiment nationaliste qui influencerait de telles remarques, il
faut reconnaître qu’il est plus facile d’étudier des romans de son cru en ce
sens qu’on peut même avoir accès à l’auteur en question, l’interviewer. En
effet, l’on n’a pas besoin d’un tiers pour se rendre compte qu’étudier Beyala
regorge d’un certain nombre de difficultés. C’est que la littérature est un
tout indivisible ; elle est constituée de champs et d’acteurs multiples.
Il appartient à la critique d’apporter un éclairage conséquent et déterminant
sur chacun de ces différents pans en excluant tout à-priori ou préjugé de
caste, de rang ou de sang. Ce n’est pas parce que nous sommes de nationalité
sénégalaise que nous devons nous intéresser uniquement aux littérateurs
sénégalais ; les productions camerounaises ne doivent pas être la chasse
gardée des seuls critiques camerounais. La République des Lettres étant par
excellence le terreau propice à l’expression et à l’illustration des libertés
et des différentes sensibilités, il apparaît que le critique littéraire doit être
aussi celui qui s’inscrit dans une perpétuelle quête de l’altérité.
L’œuvre quelle qu’elle
soit, d’où qu’elle tienne, mérite la lecture, le commentaire et l’exégèse. Elle demeure un patrimoine non pas seulement
littéraire mais artistique et culturel. A ce titre, c’est une œuvre de haute
portée pour l’historien ou le critique littéraire de la prendre en charge. Que
celle-ci soit difficile, hermétique ou mise au ban de la société, cela ne doit
pas constituer un motif valable d’une quelconque ségrégation ou déconsidération
littéraire. Il n’est plus de saison que les professionnels de la littérature
s’embourbent dans les travers où sont tombés les contemporains de Sade, de
Baudelaire ou des écrivains baroques[8]. Pour notre part, nous demeurons convaincu que
le travail comme la mission du critique se doit d’aborder l’écrivain marginal.
Pour qui s’attaque à
l’œuvre de Beyala, il demeure évident qu’un faisceau de difficultés va se
dresser devant sa visée critique. Le nom de la Camerounaise est attaché au
courant féministe et par conséquent à la polémique. Là où un critique d’Aminata
Sow Fall peut dégager une certaine sérénité, tel ne sera pas le cas pour celui
qui s’occupe des écrits de la femme Issogo (tribu d’origine de l’auteur) dans
la mesure où cette dernière comme ses camarades ont partie liée avec la controverse.
Perçue comme une forcenée, une radicale voire une éternelle atrabilaire, elle
expose sans le vouloir celui qui s’intéresse à son œuvre aux attaques et
agressions verbales en tout genre. En particulier, l’homme qui étudie ses
œuvres est taxé sans ménagement de féministe avec une consonance péjorative. Pour
ses contempteurs, l’étudier est synonyme de la défendre et de participer à la
vulgarisation de son idéologie perçue comme un danger pour les sociétés
africaines.
Plus sérieusement, outre la
difficulté d’analyser des sujets tabous dans les sociétés africaines, il s’y
ajoute que la plume de Beyala est d’une poussée récente. Le problème à ce
niveau reste la quasi absence d’ouvrages critiques centrés exclusivement sur la
production romanesque de la Camerounaise. L’écriture féminine africaine n’ayant
pas encore enregistré le demi-siècle d’existence, il reste indéniable que la
tâche ne sera pas des plus aisées pour l’apprenti critique qui s’essaie à
l’interprétation des romans de Beyala. A notre connaissance, ils ne sont pas
légion les critiques à avoir produit une monographie sur Calixthe Beyala. La
référence en la matière reste l’ouvrage de Rangira Béatrice Gallimore intitulé L’œuvre romanesque de Calixthe Beyala. Le
renouveau de l’écriture féminine en Afrique francophone sub-saharienne[9].
Cette publication est d’un apport certain pour la compréhension de l’auteur
camerounais. Toutefois, son talon d’achille reste qu’elle se base sur cinq des
seize romans que la romancière a publiés même si l’on peut dire au corps
défendant de la critique américaine qu’au moment où paraissait son ouvrage
critique, elle n’avait travaillé que sur ce qu’elle avait en mains.
En ce qui nous concerne,
nous avons opté pour un corpus de dix romans que nous avons trouvé assez
représentatifs de la visée scripturaire de Beyala. Cet ensemble de romans prend
en charge le vécu d’Africains et surtout d’Africaines partagés entre les
milieux rural et urbain, entre les univers traditionnel et moderne, entre les
continents noir et blanc. Pour nous, il est assez prématuré d’user du vocable
d’œuvre dans le cas de Beyala car nous sommes en face d’un jeune écrivain qui,
même s’il est déjà prolifique, a de beaux restes devant lui et qu’il lui reste
encore du chemin à parcourir. Pour plus d’humilité, nous penchons pour l’expression
production romanesque car nous pensons que tant que l’individu n’est pas passé
de vie à trépas, son œuvre n’est pas terminée.
Ce faisant, nous nous
proposons d’étudier L’Ecriture de la
crise dans la production romanesque de Calixthe Beyala. Pourquoi la
crise ? Certes, le terme est galvaudé pour les hommes du XXème
et du XXIème siècle. C’est ce que l’anglais appelle un buzz world ou un mot à la mode. Mais
nous ne sommes pas titillés par une quelconque mode même si celle-ci est littéraire.
A notre humble avis, nous sommes convaincus qu’après les périodes canoniques de
consentement, de combat et des indépendances, le roman africain est entré dans
la phase de la crise. Avec les années mil neuf cent soixante dix, les pays
africains ont été confrontés à une crise multidimensionnelle et
multisectorielle. En butte au phénomène récurrent de la sécheresse, ces pays
n’ont de cesse d’être soumis aux programmes avilissants d’ajustement structurel
des institutions de Bretton Woods que sont la Banque mondiale et le Fonds
monétaire international. Ces mesures ou solutions de sortie de crise qui
passaient pour une panacée n’ont fait qu’aggraver le vécu des Africains vivant
au sud du Sahara. Il s’en est suivi une situation de déréliction qui touchait
tous les pans des sociétés africaines rappelant au passage la crise des années
trente à laquelle avait été soumis le monde occidental.
Nous n’allons pas emprunter
les manteaux d’historien ou d’économiste pour parler de ces crises mais il nous
plaît de préciser que ces dites crises ont ceci de commun qu’elles ont perduré
dans le temps et dans l’espace. Elles ont mis sens dessus dessous des sociétés
qui passaient pour être stables. C’est de là qu’affleurent les occurrences
sémantiques du mot crise. La quête du sens nous montre que le terme crise ne réfère pas uniquement à
l’économie. D’après cette discipline qui l’a galvaudé, « la crise n’est
conçue que dans le cadre du mouvement qui l’enveloppe […] avec les quatre temps
de l’essor, de la crise elle-même, de la dépression, enfin de la reprise […] »[10].
Il faut reconnaître cependant qu’on use du vocable dans le domaine médical ou
il est synonyme de « manifestation ou aggravation soudaine et brutal d’un
état maladif »[11].
C’est ainsi qu’on parle de crise de paludisme ou de crise cardiaque. En
considération de tout cela, il en résulte que dans le langage commun toute
situation d’effondrement, de trouble, de remise en cause, de conflit, de
tension et de pénurie qui s’étale dans le temps et l’espace est appelée crise.
S’attacher donc à étudier
l’écriture de la crise dans la production romanesque de Beyala constituera la
première partie de notre travail qui s’articule autour d’un plan ternaire. Nous
essayerons de montrer dans un premier temps combien cette écriture de Beyala ne
se départit pas du réalisme caractéristique du roman africain. Nous
constaterons que la crise touche les dimensions physique, psychologique,
sociale, politique et religieuse. Comme une photographe, la Camerounaise fait
un travail de présentation en enregistrant méthodiquement les signes critiques
de l’environnement physique et mental des Africains vivant dans et hors du
continent.
Si la première partie
s’inscrit dans un travail de présentation, la deuxième, elle, fait sienne une
entreprise de représentation ou de re-présentation. Comme une artiste, la
romancière fait intervenir sa touche artistique. Etant convaincue qu’une
écriture de la crise ne peut se faire avec une écriture classique faite de
respect des normes et des règles littéraires, elle nous plonge brutalement dans
une crise de l’écriture. Celle-ci a pour signalement ou pour leitmotiv le tout
subversif. La subversion est érigée en règle d’écriture et touche tout ce qui
est canon thématique ou canon esthétique admis et consacré.
Enfin, étant donné que toute crise nécessite des solutions de
sortie de crise, nous nous sommes posé la question à savoir quelles étaient les
tentatives de Beyala en la matière. Pour nous, ces solutions rimeraient avec de
nouvelles propositions esthétiques. Aussi bien, avions-nous pu déceler dans les
creux ou les méandres de cette écriture chaotique ou du chaos les linéaments
d’une écriture en devenir d’où la troisième partie de notre travail. Nous ne
dirons pas une écriture du devenir ou un devenir de l’écriture, toutes
synonymes de projection dans un futur que nous ne maîtrisons pas. Selon nous,
la marque francographique et le signe du huis-clos constituent des motifs
scripturaires qui sont appelés à être exemplifiés, illustrés et approfondis par
les romancières féminines, histoire de les faire sortir des clichés et des
carcans dans lesquels elles sont souvent confinées.
Pour aborder et accomplir
une telle tâche, nous avons eu recours à une démarche critique pluridisciplinaire.
Nous avons pensé que pour comprendre et faire comprendre les mondes réel et
surréel des Négro-Africains présents dans les romans de Beyala, une seule
méthode critique ne ferait pas notre affaire.
Pour éviter les sens figés, nous n’avons pas opté pour des méthodes aussi
réductrices que celles biographique, structurale, thématique, sociocritique,
analytique ou psychanalytique. Quelque soit la méthode, si elle sert bien notre
approche critique, nous nous en servirons en toute intelligence.
L’herméneutique idoine pour nous s’éloigne de l’univocité et fait sienne
l’interdisciplinarité.
Nous ne terminerons pas
notre introduction sans pour autant essayer de faire une présentation des
œuvres qui composent notre corpus romanesque[12]
qui toutes prennent en charge et illustrent à leur façon la notion de crise :
−
C’est le soleil qui m’a brûlée[13] : est un roman dont l’action se déroule dans un
bidonville, univers de violence par excellence. Celle-ci est polysémique et
fonctionne autant verticalement qu’horizontalement. C’est ce qui pousse
l’héroïne Ateba Léocadie à développer des mécanismes de protection comme entre
autres le mutisme et la distanciation. Celle-ci ne communique ni avec les
autres habitants ni même avec sa tante Ada. Seuls trouvent grâce à ses yeux son
amie Irène et le ruisseau du QG à qui elle adresse ses lettres. Son
inadaptation sociale la conduira à commettre l’irréparable à savoir le meurtre
de l’homme. Ce premier roman développe une esthétique
−
Tu t’appelleras Tanga[14] : à un moindre degré, constitue une cascade, un
enchevêtrement et un entassement de voix narratives. Il opère un phénomène de
fusion et de transmutation. L’on passe de la voix noire à la voix blanche pour
déboucher enfin sur une voix universelle que toute femme peut emprunter. Cela
est possible grâce à la rencontre en prison de deux symboles de
l’oppression : une Juive (victime d’ostracisme et de haine anti-juifs) et
une Noire victime d’exploitation sexuelle depuis sa tendre enfance. La dernière
fait le récit de sa vie à la première, à charge pour celle-ci de le vulgariser
à l’échelle de la planète.
−
La Négresse rousse[15] : cette volonté d’ouverture sur l’universel semble
être le vœu et l’attitude constants de l’héroïne du troisième roman de Beyala.
Sa naissance, sa peau voire sa chevelure constituent la résultante de la
rencontre d’un Blanc et d’une Négresse. Son être-au-monde, de par le truchement
de l’Etranger, est synonyme aussi de coexistence entre les mondes réels et
surréels du continent noir. Ce dernier, de manière symbolique, magique et
métaphorique l’initie aux vertus de l’amour, du dialogue entre les univers
occidental et africain d’une part et d’autre part entre ceux naturel et
surnaturel.
−
Assèze l’Africaine[16] : comme La
Négresse rousse, ce roman trois fois primé, s’écrit à partir de la terre
d’exil. Si le troisième roman de Beyala se déroule exclusivement dans un espace
africain, Assèze l’Africaine a la
particularité de convier en son sein les terroirs d’origine et d’exil. Comme
les contes usant de la structure de la gémellité, il met également en scène le
récit de deux sœurs aux courbes de vie pas tout à fait similaires. Considérée
comme la propriété de son père Awono, Assèze part le rejoindre dans la deuxième
ville du Cameroun à savoir Douala. Sur place, elle sera confrontée à une triple
désillusion aux plans domestique (jalousie de sa sœur Sorraya), scolaire
(résultats négatifs) et politique (les révoltes de l’opposition). La mort du
père entraîne les exils successifs des deux sœurs à Paris. Quand l’une se meut
dans la légalité, l’autre est dans la clandestinité ; quand l’une renonce
à la vie par le suicide, l’autre survit grâce à la sollicitude du mari de la
première (Alexandre) qui l’épouse en
secondes noces en pleine forêt équatoriale.
−
Les Honneurs perdus[17] : les itinéraires d’Assèze et de Saïda (héroïne de LHP) ont ceci de commun qu’ils mettent
en scène les odyssées de deux héroïnes dans des milieux marginaux d’Afrique et
d’Europe. Le personnage principal du Grand prix du roman de l’Académie
française a la particularité de rester vierge jusqu’à l’âge de cinquante ans.
Son cheminement traduit une métaphore carcérale de l’éducation sentimentale et
sexuelle. Chose bizarre ou insolite, c’est à Paris qu’elle trouve la salvation
voire l’ouverture à travers la personne d’un marginal, le clochard Marcel
Pignon Marcel. C’est un roman plein d’humour qui allégorise sur les honneurs
perdus des femmes, des Africains et de l’Afrique.
−
La Petite Fille du réverbère[18] : le prétexte à ce livre (Grand prix de l’Unicef)
est la polémique qu’essuie l’auteur autour de la question du plagiat. Roman
autobiographique, il permet à travers le personnage de Tapoussière ou de Beyala
B’Assanga de comprendre la personnalité et la mission d’écrivain de la
Camerounaise. Celle-ci y fait étalage d’un vécu enfantin synonyme de dénuement
matériel et sentimental : elle est de père inconnu et a été abandonnée
très tôt par sa mère. Cette mise au point a le mérite de constituer une bravade
à l’égard de la critique : les conditions d’existence dures entraînent ou
produisent une dure à cuire.
−
Amours sauvages[19] : c’est l’histoire des désillusions issues de
l’immigration. Eve-Marie ou Mademoiselle Bonne-Surprise (elle a de sublimes
fesses qu’elle vend à prix modérés) est le prototype de l’immigrée qui vit de
petits boulots. Au lieu des libertés promulguées par la patrie des droits de
l’homme, elle vit une aliénation polysémique. Elle se meut dans l’univers de la
prostitution pour survivre ; occasionnellement, elle se fait
maquerelle ; elle se raccroche aussi, faute de mieux, à un poète blanc
fauché qui lui sert de mari. En contractant le mariage mixte, elle apprend à
être plus altruiste et plus tolérante en amour. Ce roman traite également des
difficultés et préjugés qui accompagnent l’écriture féminine.
−
Comment cuisiner son mari à l’africaine[20] : c’est un roman qui constitue à la fois une
illustration et une mise en exergue de l’art culinaire africain. Il fait entrer
en collusion la cuisine de l’amour et l’amour de la cuisine. Pour conquérir
Ousmane Bolobolo déjà en relation amoureuse avec Bijou, Aïssatou met en branle
tout le savoir érotico-culinaire que lui a légué sa mère. Ainsi, elle parvient
à ses fins en se substituant durablement à la génitrice et à l’amie du mis en
cause grâce à une alchimie alliant les besoins du ventre et du bas-ventre.
−
Les Arbres en parlent encore[21] : mettant en scène une conteuse, ce roman navigue
entre l’oral et l’écrit. L’instance narrative à savoir Edène retrace à travers
seize veillées nocturnes ce qui semble être la saga de la famille Beyala. La
fille d’Assanga Djuli condense dans sa narration plusieurs récits de vie (ceux
d’Assanga Djuli, de Zoa, de Gatama, d’Edène, d’Opportune, de Michel-Ange, de
Fondamento de Plaisir, d’Awono, etc…) mais aussi l’histoire coloniale de la
République des Camerouns réunis.
−
Femme nue, femme noire[22] : dans ce roman, le lecteur est embarqué dans une
croisière pour la sexualité. Celle-ci est exploitée sous toutes les coutures.
L’univers familial empreint de pudeur dans lequel a évolué Irène Fofo la pousse
dans une quête sexuelle l’initiant à toutes les saveurs du sexe ou des sexes
mâles. Au terme de ses pérégrinations sexuelles, elle retourne chez elle et
affronte ses bourreaux qui croient en lui donnant la mort, enlever l’ivraie de la
graine.
[1]
- Arlette Chemain-Degrange. Emancipation
féminine et roman africain. Dakar :
Nouvelles Editions Africaines, 1980, p.23.
[2]
- Marie-Claire Matip. Ngonda.
Douala-Yaoundé : Librairie du Messager, 1958.
[3]
- Thérèse Kuoh-Moukoury. Rencontres
essentielles. Adamawa-Paris :
Edgar, 1969.
[5]
- Mariama Bâ. Une si longue lettre.Dakar :
NEA, 1979.
[6]
- Lydie Dooh-Bunya. La Brise du jour.
Yaoundé, Clé, 1977.
[7]
- Aoua Kéita. Femme d’Afrique. La vie
d’Aoua Kéita racontée par elle-même. Paris : Présence Africaine, 1975.
[8]
- Les écrivains baroques comme par ailleurs Baudelaire ou Sade restent des
écrivains incompris de leurs contemporains. Si les premiers sont tombés dans la
marginalisation du fait d’un style de la démesure et de l’extravagance
s’opposant à celui classique prédominant, les deux derniers subiront les
foudres voire la cabale du mandarinat littéraire et du clergé à cause de
l’exploration des motifs de la sexualité et des plaisirs interdits dans leurs
productions littéraires ( Les Fleurs du
mal pour le premier et La philosophie
dans le boudoir ou les Instituteurs immoraux pour le second).
[9]
- Rangira Béatrice Gallimore. L’œuvre
romanesque de Calixthe Beyala. Le renouveau de l’écriture féminine en Afrique
francophone sub-saharienne. Paris : L’Harmattan, 1997.
[10]
- Jean—Claude Casanova. «Crises économiques ». In : Encyclopaedia Universalis. Paris :
Encyclopaedia Universalis France S.A., 1990, p.770.
[11]
- Le Nouveau Littré. Paris :
Editions Garnier, 2005, p.405.
[12]
- Pour les romans de notre corpus, nous utiliserons les sigles suivants : CSB
pour C’est le soleil qui m’a brûlée, TTT pour Tu t’appelleras Tanga, LNR
pour La Négresse rousse, ALA
pour Assèze l’Africaine, LPFR
pour La Petite Fille du réverbère, LHP pour Les Honneurs perdus, CCML pour Comment cuisiner son mari à l’africaine, AS pour Amours sauvages, LAPE pour Les Arbres en parlent encore et FNFN
pour Femme nue, femme noire.
[13]
- Calixthe Beyala. C’est le soleil qui
m’a brûlée [Editions Stock, 1987]. Paris : Editions J’ai lu, 1999.
[14]
- Calixthe Beyala. Tu t’appelleras Tanga
[Editions Stock, 1988]. Paris : Editions J’ai lu, 1996.
[15]
- Calixthe Beyala. La Négresse rousse [Seul le diable le savait. Editions
Belfond-Le Pré aux Clercs, 1990]. Paris : Editions J’ai lu, 1997.
[16]
- Calixthe Beyala. Assèze l’africaine [Albin
Michel, 1994]. Paris : Editions J’ai lu, 1997.
[17]
- Calixthe Beyala. Les Honneurs perdus.
Paris : Albin Michel, 1996.
[18]
- Calixthe Beyala. La Petite Fille du
réverbère. Paris : Albin Michel, 1998.
[19]
- Calixthe Beyala. Amours sauvages.
Paris : Albin Michel, 1999.
[20]
- Calixthe Beyala. Comment cuisiner son
mari à l’africaine [Albin Michel, 2000]. Paris : Editions J’ai lu,
2010.
[21]
- Calixthe Beyala. Les Arbres en parlent
encore. Paris : Albin Michel, 2002.
[22]
- Calixthe Beyala. Femme nue, femme noire.
Paris : Albin Michel, 2003.
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